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Regardez ... éliminez.
--> progression du mal

Dès les débuts de la TV réalité sur les chaines françaises, j'avais été frappé par deux choses : l'aspect sélection/élimination , et d'autre part l'absence complète de réaction des personnes à cet aspect. Je peux avoir une sensibilité particulière, mais lorsque j'ai abordé le sujet, on m'a opposé soit un déni, soit un argument de normalité , du genre : "mais c'est normal , le monde fonctionne comme cela". Ce type de réflexion a pour conséquence première de m'énerver profondément , car je suis opposé au cynisme ( en raccourci, c'est en fait plus complexe ), puis de me laisser sans argument , puisque l'interlocuteur reconnait que c'est immoral, mais valide l'état de fait par une normalité réelle ou imaginaire. Le dialogue étant donc clos, me renvoyant une image de moi même certes généreuse , mais Oh combien naïve : "pôvre petit, croire encore que les gens sont bons !" ... je suis renvoyé à mes études ... et je ne lache pas facilement le fil. Il reste en suspens dans le grand livre des questions qui n'ont pas trouvé de réponse satisfaisante.

A l'époque, les seuls arguments que j'avais à me mettre sous les yeux étaient dans les travaux d'alain Ehrenberg ( La fatigue d'être soi , mais surtout Le Culte de La Performance ). Le datage à 1983 de l'inflexion qui consiste à considérer normal d'éliminer les plus faibles est une chose qui fait sens pour moi. Ses ouvrages, faciles d'accès contiennent bien d'autres choses, mais ce qui m'intéressait, par rapport au principe de la TV réalité, mais aussi plus généralement les jeux TV ( le mailon faible est un cas pathologique , mais beaucoup d'autres jeux fonctionnent aussi sur le principe du "un seul gagnant" ). Au cinéma, j'avais bien aimé Highlander ( j'avais 14 ans à l'époque ), mais déjà, j'y avais trouvé un arrière goût déplaisant, que j'avais identifié à l'époque : un seul gagnant, il ne doit en rester qu'un seul. J'ai toujours eu horreur de cette idée, de ce principe, ce qui n'est certes pas le plus adapté aux situations de compétition, et qui explique en partie que j'y réussit fort mal. C'est que psychologiquement, je suis né avant 1983 ... et je constate la différence à loisir : les générations ultérieures considèrent comme normal ce que je considère comme abominable. Ceux qui ont le même âge que moi, je le constate également, le vivent en général mal, mais opposent un déni, ce que je ne parvenais pas à m'expliquer, ni à mettre en évidence, car je n'en voyais pas de justification.

Pour prendre un exemple frappant, Koh Lantah est symptomatique : voici des individus lachés dans la nature ( hostile , sinon c'est pas drôle ) , qui doivent dont y "survivre" ( le terme est important ). Logiquement, dans une telle situation, j'attendrais une opération survie au cours de laquelle le groupe se soude, les gens s'épaulent les uns les autres, dans leurs forces , leur faiblesses , leur diversité. C'est d'ailleurs utilisé lors des stages de "motivation" dans certaines entreprises. Mais le concept TV est que les individus, au lieu de vivre ensemble, passent leur temps à mettre en place des stratégies pour s'éliminer les uns les autres ... si les hommes avaint fait ça il y a 30000 ans, je pense qu'ils auraient disparu. L'élément "pourri" dans ce concept, c'est l'objectif final : un seul gagnant. En d'autres termes, c'est un modèle sorti tout droit du néo capitalisme, qui a des racines profondes :le débat de laisser les pauvres à la charge de la divine providence aurait eu lieu en angleterre il y a trois siècles, d'après ce qu'en dit Guilbaud , si ma mémoire est bonne. En résumé, les jeux TV de façon ludique , au maillon faible de façon sadique à la TV réalité de façon dure et sans masque, c'est toujours le même modèle qu'on nous rabache : un seul gagnant, écrase les autres ou sois écrasé, il n'y a de victoire que par la défaite des autres. C'est cela qui me choquait, et qui me répugne toujours. A ceux qui objecteraient que ce ne sont que des divertissements, je leur demanderai d'observer les enfants : entre eux , ils se traitent de "maillon faible", et quand on sait la part d'audience dans les tranches 10-15 ans qu'ont star academy ( et oui , c'est aussi le même principe ) ...

Pour justifiées que soient mes critiques, elles ne sont qu'un jugement de valeur : les autres peuvent bien penser autrement, leur opinion étant tout aussi recevable que la mienne, simple question de sensibilité. Comme je ne peux me résoudre à ce que mon point de vue humaniste et solidaire soit relégué au rang de naïveté adolescente par les cyniques, j'ai donc conservé le sujet dans le tiroir. Or ,je viens de trouver des éléments nouveaux, qui valent la peine de rouvrir le dossier , et même de publier cet article. Dans "Souffrance en France" - la banalisation de l'injustice sociale - , christophe dejours démonte les mécanismes qui nous ont amené à accepter l'innacceptable dans le monde du travail, comment la souffrance individuelle est niée, comment la compétition qui élimine est justifiée. C'est mal rendre compte de son travail, parce que c'est plus complexe, l'analyse est plus fine, et la démarche est fondée théoriquement  : il ne s'agit pas d'un pamphlet , mais d'un travail éminament sérieux ( c. dejours est responsable cnam de la formation en psychologie du travail ). Son analyse le conduit à identifier plusieurs étages dans le dispositif qui conduit à accepter l'innaceptable. Les pages 179-180 de l'édition de poche font écho à ma question sans réponse : "le clivage, pour tenir, a beson d'un discours tout fait, appris, repris, trouvé par chaque sujet, individuellement, certes mais dans un discours fabriqué et produit à l'extérieur, proposé enfin de l'extérieur du sujet. Pour que le discours trouvé soit le même par tous, il est nécessaire que le discours ait acquis un status fort de discours ou d'opinion dominants." Et en cela , le TV realité, mais aussi les jeux ou le gagnant repart avec des sommes de plus en plus grosses , et LES perdants sans rien, tout cela avalise un modèle où seul le fort survit ... du darwinisme social au nazisme, de l'eugénisme de la première moitié du siècle au néo libéralisme ... nous y sommes. La TV nous assène les clichés de la nouvelle normalité : "Vu à la TV" pourrait on dire.

Au québec , le clone de star academy a provoqué une vague d'indigration énorme de la part des artistes. En france , rien. Je relie cela à l'évolution du "culte de la performance" : rappelez vous en, c'est en place depuis 1983. A peu près 20 ans plus tard, la TV réalité peut arriver tranquillement, les mentalités sont bien préparées ( sauf quelques "vieux" qui ont de la mémoire et ne marchent pas au conditionnement , ce qui ne fait pas beaucoup ). Le monde de l'entreprise avait imposé par la contrainte certains clichés. Maintenant, la vitesse supérieure est enclanchée, le modèle est dans les écoles primaires et les collèges, par le biais de la TV, à un âge ou la faculté de jugement ne s'est pas suffisament développée. A force de rabacher ces clichés, ils sont déjà le modèle de représentation des adolescents et des jeunes adultes, un modèle partagé par tous. Fédérateur dans l'horreur.

le monde à venir est bien sombre, j'en ai peur.

Ecrit par Imram, le Mardi 5 Octobre 2004, 01:18 dans la rubrique Premiers Pas.